Comment a évolué la notion de risque en Europe ?
Les sociétés politiques européennes modernes ont
séparé le spectre politique à travers, d’un côté,
les chrétiens démocrates, de l’autre, les sociaux-
démocrates. À gauche, ces derniers avaient, dans
tous les pays européens, comme idée simple de
protéger l’individu du risque de manière générale.
Lemonde politique européen a finalement fait évoluer
sa propre démarche en réintroduisant, dans l’univers
très protecteur de la sociale démocratie européenne,
le goût du risque, de la prise de risque pour aboutir
aujourd’hui à un monde créateur de risque. L’énergie
nucléaire en est le plus bel exemple.
La France et ses entreprises ont-elles, selon vous,
peur du risque ?
Je n’ai jamais cru un instant que la société française
était averse au risque de nature. J’invite tous ceux
qui en doutent à aller relire l’histoire des quartiers
de Puteaux et Courbevoie, et notamment celle du
Quai De Dion Bouton, où, au début du 20
e
siècle, une
partie de l’automobile mondiale est née. Le fabuleux
destin de cette industrie n’aurait jamais pu voir le
jour sans prise de risque.
De plus, je pense que l’on ne devient pas la 5
e
puis-
sance économique mondiale uniquement en déve-
loppant des arsenaux publics.
La société française n’a d’ailleurs jamais été aussi
peu averse au risque qu’aujourd’hui car elle est très
entrepreneuriale. Elle doit faire face en revanche,
à l’instar des sociétés européennes, à un choc
démographique qui incite à une gestion plus pru-
dente des actifs, de l’épargne ou des carrières. Pour
schématiser, je dirais que notre société est un mix
de trois éléments : une jeunesse bouillonnante et
entrepreneuriale, une société politique qui évolue
dans une bulle et porte des discours inadaptés, et
enfin des couches de séniors qui, par nature, sont
averses au risque.
Quelles seraient les réformes prioritaires ?
Le système politique considère qu’il n’y a rien à faire,
qu’il est figé et incapable de promouvoir le risque. La
France doit pourtant se réformer et attaquer le chan-
tier du marché du travail qui cristallise les blocages
de notre société. Et comme il faut investir, il faut ré-
compenser la prise de risque et donc avoir une poli-
tique fiscale favorable à l’investissement, les revenus
du capital investi, les plus-values liées à la cession
et le patrimoine lié à la création d’investissement. Le
principal enjeu économique des années à venir rési-
dera dans notre capacité à prendre l’épargne dispo-
nible pour lui faire prendre des risques.
Du côté marché du travail, il faut développer le
concept de «flexisécurité », sécuriser les parcours
professionnels et rendre plus flexibles les disposi-
tifs d’embauche et de licenciement.
Notre système d’assurance est-il bien adapté ?
Tout notre système d’assurance est destiné à pro-
téger davantage ce qui est acquis et installé. Il
faudrait que, sur le passif des compagnies d’assu-
rance mais également sur le système de protection
sociale, nous prenions plus de risques. Les assu-
reurs ont toujours été des acteurs majeurs dans le
financement et l’incitation au développement d’ac-
tivités économiques. En France, ils commencent à
retrouver leur rôle d’investisseurs de long terme
mais n’ont, selon moi, pas encore été suffisamment
loin dans la mutualisation de risques d’entreprises
ou d’individus moins installés.
Comment sensibiliser davantage les chefs d’en-
treprise au Risk Management ?
Le Risk Management a considérablement évolué ces
dix dernières années mais je pense qu’il faut aller
encore plus loin. Car si les grandes entreprises ap-
préhendent bien les différents paramètres du Risk
Management, la marge de progression se situe au-
jourd’hui au niveau des entreprises de taille inter-
médiaire, les ETI. Dans leurs rapports d’activités,
toutes les entreprises devraient désormais mettre
en place une organisation de gestion des risques et
dédier un service ou une personne (qui peut être à
cheval sur plusieurs fonctions dans le cas d’une ETI
ou d’une grosse PME). Enfin, et afin que cette ges-
tion soit efficace et pérenne, elle doit être inscrite
pleinement dans la stratégie de l’entreprise.
Au côté des formations de spécialistes en Master,
je milite pour la création de modules de sensibi-
lisation à la gestion des risques d’une vingtaine
d’heures dans les écoles d’ingénieur ou de mana-
gement qui permettront aux futurs décideurs de
comprendre immédiatement comment développer
l’entreprise avec le Risk Management. L’AMRAE a un
rôle clé à jouer à ce stade.
«LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE
N’A JAMAIS ÉTÉ AUSSI PEU AVERSE
AU RISQUE QU’AUJOURD’HUI »
JEAN-HERVÉ LORENZI, PRÉSIDENT DU CERCLE DES ÉCONOMISTES,
MEMBRE DU COMITÉ SCIENTIFIQUE PERMANENT DE L’AMRAE.
Non, la France et ses entreprises n’ont pas peur du risque. Au contraire. Néanmoins, Jean-Hervé Lorenzi
estime qu’il est plus que temps que notre pays mène les deux grandes réformes structurelles que sont
celles de l’emploi et de la fiscalité, pour lui redonner le goût. Le goût de la prise de risque. Interview.
BIO EXPRESS
Jean-Hervé Lorenzi a dirigé,
de 1992 à 2012, le Master
«Assurance et gestion
du risque» à l’Université
Paris-Dauphine.
Président du Cercle des
économistes, il est aussi
conseiller du directoire de
la Compagnie Financière
Edmond de Rothschild
depuis 2000 et membre,
depuis 2011, du conseil
d’orientation de la Fondation
Écologie d’avenir présidée par
Claude Allègre.
Il est également président
de l’Observatoire des délais
de paiement, titulaire
de la chaire «Transitions
Démographique, Transitions
Économique» à la Fondation
du Risque (FDR) et directeur
de la rédaction de la revue
Risques
.
«Seule
l’éducation
initiale ancrera
le gène de la
nécessité et
de la valeur
ajoutée du Risk
Management.»
ATOUT RISK MANAGER, LA REVUE DE L’AMRAE
I N°3 I
JANVIER 2015
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ACTEURS EN VUE