ATOUT RISK MANAGER N°28

ATOUT RISK MANAGER N°28 I PRINTEMPS 2021 33 Dossier - La sagesse du risque pour l’immunité collective Propos recueillis par Nathalie Arensonas Interview de Delphine Horvilleur «Tout se construit sur du faillible et des moments de rupture» Femme rabbin dumouvement juif libéral, écrivaine et philosophe, Delphine Horvilleur pose des mots sur la crise, la reconstruction et la liberté. Interviewd’un «ovni», comme elle s’est elle-même décrite sur le plateau du Studio Gabriel. Atout Risk Manager : Pour la philosophe que vous êtes, qu’est-ce que la sagesse du risque? Traduire m’aide à penser alors, quand j’entends le mot sagesse, je fais immédiatement une association avec des mots en hébreu. La traduction c’est toujours un peu de sagesse justement, et en hébreu comme en français, la sagesse ou l’intelligence, cela se dit « l’entre-deux ». Toute période de crise invite à percevoir la faille, le creux entre les situations. Une crise est propice, si on s’y prend bien, pour développer une forme de sagesse : la sagesse de savoir que la route n’est pas droite, qu’il y a des failles, des fissures dans notre existence et qu’il va falloir trouver comment les traverser. La sagesse et l’intelligence, c’est être capable de lire cet entre-deux. Vous dites souvent que tout est fondé sur des cassures… On dit toujours à tort que l’on construit sur du solide, je crois au contraire que tout se construit sur du faillible, sur des sablesmouvants, sur des ruptures. Lesmoments où l’on construit le plus dans nos vies ne sont pas des moments de stabilité, mais d’inconfort. Je me méfie beaucoup des discours au temps de la Covid : « rien ne sera plus jamais comment avant », ou bien à l’inverse, « tout va revenir à la normale plus vite que prévu ». La grande leçon de cette crise, c’est l’incertitude, être capable de dire « je ne sais pas » est un discours sain. Le problème c’est que simultanément, ce discours sain nourrit le complotisme. Comment expliquez que tant de personnes font fi de l’histoire, refusent de croire et se réfugient dans les théories du complot ? Parce que c’est rassurant de se dire que c’est quelqu’un d’autre qui a décidé ce qui m’arrive. Croire que je n’ai pas de responsabilité ni dans ce qui m’arrive, ni dans ce que je pourrais en faire parce que toutes les ficelles sont tirées par d’autres qui me manipulent. Comme je ne peux faire face à la complexité du monde, je vais vite trouver un agent en contrôle : au choix, les élus, les élites, les étrangers, les juifs… ça se décline à l’infini. Dans un moment d’instabilité, l’humain est rattrapé par un tropisme mental normal : trouver une explication et un responsable. Cela traduit une crise de la croyance dans nos dirigeants, dans la religion? Plutôt un questionnement de la légitimité : qui peut parler en mon nom et qui je laisse parler en mon nom? Prenons l’exemple de la montée du fondamentalisme dans les religions. Un fondamentaliste est un recours parfait pour celui qui est en irresponsabilitépersonnelle. Il veut que son leader religieux lui dicte ce qu’il doit dire, croire, être. Lui raconte sa «vraie» histoire, lui dise ce dont il doit se séparer pour être pleinement et authentiquement lui-même. La seule solution pour lutter contre cette tentation, c’est d’aider les gens à reprendre confiance en eux, à décider pour eux- mêmes, à retrouver leur voix intérieure. Pour être capable de puiser dans leur propre spiritualité, leur capacité d’analyse et leur sens critique. Le bon client pour le complotisme ou le fondamentaliste c’est celui qui refuse de remettre en question l’histoire qu’on lui raconte. Quand vous ne voulez disposer que de la liberté, mais pas de la responsabilité, vous serez tentés au choix par le complotisme ou par le fondamentaliste, sous une forme ou sous une autre. Et les réseaux sociaux sont venus caresser dans le sens du poil toutes ces tentations. Nous ne sommes plus du tout invités à titiller nos certitudes, car elles sont en permanence renforcées par les réseaux sociaux et leurs algorithmes. Il n’y a pas de débats contradictoires.